Une nouvelle vie – Matt / chapitre 1

Poussant de toutes ses forces sur les haltères, Matt parvint à les soulever une fois de plus. Un pauvre 35 kg. C’était décourageant quand il songeait qu’il levait le triple, voire le quadruple, il y a tout juste quelques mois. Mais, tout ça, c’était avant que cette maudite mine antipersonnel détonne sous ses pieds lors d’une mission en Afghanistan. Sa carrière militaire était finie. Sa vie était un vrai foutoir et il devait se battre pour tout, même les plus petits gestes du quotidien. Parfois, il se disait qu’il aurait été préférable qu’il meure dans l’explosion.

Il en avait été proche d’ailleurs. Il s’était réveillé dans une chambre d’hôpital impersonnelle, seul, après un mois de coma. On lui avait raconté que ses parents étaient venus le voir. Une fois. Par ailleurs, il avait ensuite appris que son père, un avocat fortuné, payait tous les frais d’hospitalisation. Question d’apparence, imaginait Matt. Au début, assommé par les médicaments, il avait eu du mal à réaliser ce qui s’était passé. Matt n’en conservait pas de souvenirs clairs, mais que des impressions floues. Ce n’était guère surprenant puisqu’il avait eu un grave traumatisme crânien. L’explosion l’avait propulsé en l’air et sa tête avait heurté un rocher quand son corps était retombé sur le sol.

Matt était chanceux que ce coup n’ait pas affecté ses capacités mentales ou physiques. Cependant, son crâne n’avait pas été le seul à souffrir de blessures. Matt portait la marque de plusieurs brûlures et lésions laissées par des éclats de métal. Il se fichait bien d’avoir des cicatrices. Le pire était de devoir vivre avec plus de la moitié d’une jambe manquante et le pied de l’autre amputé. On lui avait affirmé qu’avec des prothèses, il pourrait marcher de nouveau. Toutefois, avant d’y songer, il devait remuscler son corps et prendre du poids. Ses muscles ayant fondu durant son coma, il était aussi faible qu’un bébé naissant. Il avait l’allure d’un squelette ambulant.

Matt pesta en essayant tant bien que mal de lever les haltères, les bras tremblants de fatigue. Le jeune homme était au Centre pour sa rééducation depuis déjà deux semaines et il avait l’impression de faire du surplace. Son médecin était satisfait de ses résultats aux examens, mais lui ne l’était absolument pas. Matt désirait plus que tout retrouver sa mobilité. Si pour ça, il devait vivre chaque heure de chaque fichue journée qui s’écoulait à s’entraîner, c’est ce qu’il ferait. Sans hésitation. Matt refusait de rester le cul cloué au fond d’un fauteuil roulant toute sa vie.

Ce n’était pas comme s’il n’avait pas l’habitude de se battre contre quelque chose. Toute son existence, Matt l’avait passée à lutter. Contre ses parents et l’avenir tout tracé qu’ils avaient planifié pour lui. Contre les petites brutes de l’école qui étaient continuellement sur son dos. Contre ses pulsions dérangeantes et aberrantes qu’il ressentait aux moments les plus inopportuns. Il s’était battu tant et si bien, qu’il avait fini soldat au lieu d’avocat, qu’il avait fichu une raclée à la bande d’intimidateurs de la polyvalente et qu’il était parvenu à enterrer ses pulsions bien profondément en lui, là où elles ne le titillaient plus.

Maintenant, ce n’étaient pas ces couillons de médecins qui lui diraient d’y aller mollo. Rassemblant ses forces, Matt tenta une autre levée. Soudain, ses bras épuisés déclarèrent forfait. Matt ne dut son salut qu’à une large main brune qui saisit la barre avant qu’elle ne l’écrase comme un vulgaire cafard.

— Il vaut mieux être deux quand on s’amuse avec ces trucs, fit une voix grave, on ne sait jamais le moment où ça peut nous tomber dessus.

Matt leva les yeux et vit un grand type baraqué lui sourire. Trop concentré sur ses exercices, Matt ne l’avait pas entendu arriver.

Dans son autre main, l’homme tenait une serviette qu’il lui tendit. Matt la prit avec reconnaissance et essuya son visage couvert de sueur. Il se redressa ensuite avec difficulté, ne trouvant pas son point d’équilibre. Le gars ne l’aida pas et il s’en réjouit. Il était capable de se débrouiller tout seul. Ce n’était pas parce qu’il n’avait plus ses deux jambes qu’il était inapte.

— Merci, fit Matt en reprenant son souffle.

Il avança une main pour se présenter et remarqua à ce moment-là que l’homme portait un t-shirt avec le sigle du centre de rééducation. C’était bien sa chance… On allait encore lui rebattre les oreilles qu’il en faisait trop. Matt n’avait pas besoin de ça. Ce qu’il désirait, c’était une nouvelle paire de jambes pour continuer la suite de sa vie.

Avec sa pension d’invalidité, il retournerait à l’école pour apprendre un autre métier. Le jeune homme ignorait encore quoi, néanmoins, il savait que ce ne serait pas dans le droit ou la jurisprudence. Matt aurait pu décider de cesser de travailler, toutefois il ne se voyait pas ne rien faire. Il avait toujours aimé bouger. Ne plus pouvoir marcher ou courir le tuait à petit feu. Matt ne pouvait pas se résoudre à rester plusieurs semaines dans ce cercueil sur roues. Son but immédiat était de reprendre des forces et vite !

Une douce chaleur suivie d’une pression enveloppant sa main le sortit de ses pensées moroses.

— Je m’appelle Elijah et je suis votre nouveau kinésithérapeute.

Oh ! Merde ! songea Matt en observant de plus près l’homme en face de lui. Elijah était environ de la même taille que lui, du moins à l’époque où il pouvait encore se tenir sur ses deux pieds. Pour l’instant, Elijah lui donnait l’impression d’être un Lilliputien alors qu’il était coincé sur le banc de musculation, la tête inclinée vers le haut. Elijah affichait toujours un large sourire dont la blancheur éclatante tranchait sur le brun chaud de la peau de son visage. Les yeux marron foncé, presque noirs, d’Elijah le fixaient avec chaleur. Matt le scruta, cherchant la lueur de pitié qui immanquablement apparaîtrait au fond des prunelles de l’homme. Celle-ci ne vint jamais.

— Où est passée la petite brunette empotée qui s’est occupée de moi jusqu’à présent ? bougonna-t-il, mécontent. Au moins, vous, vous ne devriez pas me laisser tomber au risque que je me casse la gueule pendant les exercices. L’autre était incapable de soutenir le poids mort que je représente.

Elijah fronça les sourcils, contrarié. Il contourna le banc sur lequel était assis Matt et alla chercher le fauteuil roulant.

— Personne dans ce Centre n’est un poids mort. Kate est une excellente thérapeute. Elle me remplaçait pendant les vacances. D’habitude, elle travaille avec des enfants. Maintenant, terminé les exercices pour aujourd’hui. Vous sautez dans ce fauteuil et je vais vous masser.

— Je préférerais…

— Massage, coupa Elijah en donnant une petite tape sur l’assise du fauteuil. C’est le seul moyen d’éviter des courbatures excessives après cette séance de musculation trop intensive.

Matt soupira en croisant le regard implacable et pourtant toujours chaleureux de l’homme. Bon sang ! Le type se montrait inflexible. Elijah ne serait pas aussi manipulable que la brunette, avec qui il parvenait à faire ce qu’il voulait. Car Elijah, au contraire de Kate, ne se laisserait pas imposer. Matt sentait qu’il allait en baver pendant sa rééducation si Elijah s’en chargeait. Toutefois, Matt était plutôt satisfait de changer de thérapeute. S’il désirait remarcher bientôt, il aurait besoin de quelqu’un qui ne se gêne pas pour lui répliquer vertement et le remettre à sa place lorsque c’est nécessaire. Il n’y avait pas beaucoup de personnes qui osaient le faire, y compris les médecins. Matt avait trop mauvais caractère pour eux. Pour l’instant, Elijah semblait être à la hauteur, mais seul l’avenir le lui confirmerait ou non.

Elijah disposa le fauteuil roulant juste à côté de lui. Matt agrippa l’un des appuis et positionna le siège pour qu’il puisse s’y asseoir sans recourir à l’aide du thérapeute. Se soulevant à la force de ses bras fatigués, Matt réussit l’exploit de se transférer du banc de musculation au fauteuil sans s’écraser en tas sur le sol.

L’honneur intact, il se dépêcha de saisir les roues avant que l’idée ne vienne à Elijah de le pousser et se propulsa vers la porte à vive allure. À contrecœur, Matt prit la direction de la salle de massage, suivi tranquillement par son nouveau kinésithérapeute.

Une heure plus tard, Matt était au paradis. Il ne s’était pas senti aussi détendu depuis une éternité. Elijah avait des mains magiques. Matt préférait ne pas imaginer devoir s’en priver maintenant qu’il y avait goûté. Toute la hargne qui l’habitait depuis son réveil ce matin s’était évaporée dans le néant. Du moins, pour l’instant, car Matt savait pertinemment que tout lui reviendrait dès le moment où ses fesses se poseraient de nouveau dans le fauteuil roulant. Il ne supportait pas d’être aussi impuissant, aussi dépendant des autres.

On l’obligeait à rencontrer une psychologue deux fois par semaine pour le stress post-traumatique. De plus, on lui demandait de déballer tout ce qu’il avait sur le cœur à une parfaite inconnue qui lui donnerait ensuite des conseils sur les moyens pour surmonter les épreuves qu’il traversait. Comme si cette femme qui n’avait probablement jamais quitté le pays pouvait avoir la moindre idée de ce qu’il avait vécu en Afghanistan et de ce que ça faisait de se retrouver avec les deux jambes en moins.

Cette psychologue ne savait rien de rien.

Matt allait donc à chacun de ses rendez-vous et demeurait assis dans son fauteuil sans prononcer un mot de toute la séance. Il s’efforçait à chaque fois de rester impassible et ce n’était pas toujours facile ; voir l’impatience et l’exaspération s’afficher sur le visage de la psychologue valait son pesant d’or et se retenir de ricaner lui était de plus en plus difficile. Matt s’avouait sans honte qu’il tirait une certaine satisfaction de mettre à mal les nerfs du personnel de l’endroit.

Allait-il jouer le même jeu avec Elijah ? Il n’en avait aucune envie. Sous les pressions exercées par les doigts du kinésithérapeute, la volonté de Matt était devenue aussi ferme qu’une guimauve fondue sur l’asphalte pendant une chaude journée d’été sous le soleil. Bon sang ! L’effet des mains d’Elijah sur son corps était indescriptible. Kate, la brunette, était incompétente aux yeux de Matt de façon irrémédiable.

Installé sur le ventre et presque endormi sur la table de massage, Matt n’avait aucune intention de bouger. Toutefois, il savait qu’il devrait descendre de là et laisser la place à quelqu’un d’autre. Après tout, il n’était pas le seul patient dans ce centre de rééducation. Elijah avait sûrement des rendez-vous, des personnes qui requéraient, eux aussi, ses soins experts. Matt entendit Elijah s’éloigner, le contact chaud avec les doigts puissants qui lui pétrissaient les muscles des épaules et de la nuque s’interrompit. Le jeune homme en aurait gémi de dépit s’il n’avait pas craint de passer pour une femmelette.

Il sursauta lorsqu’une petite claque atterrit sur le haut d’une de ses cuisses dénudées.

— Aïe ! Vous n’étiez pas obligé de faire ça ! protesta Matt en se redressant sur les coudes et en fixant un regard torve sur Elijah. Il suffisait de demander si vous avez besoin de l’endroit pour votre prochain patient !

— Allez ! Installez-vous dans ce fauteuil, fit Elijah en réponse, en ajustant le niveau d’élévation de la table pour faciliter la tâche à Matt. Maintenant, nous prenons la direction de la cafétéria. Vu votre programme d’exercices, vous ne mangez pas assez. Vous devez prendre du poids.

— Et votre prochain patient, que devient-il ? insista Matt.

— J’ai seulement vous pour l’heure qui vient ! Profitez-en ! Allez ! Dépêchez-vous de poser votre postérieur sur ce fauteuil. Je meurs de faim. Je vous y installerais bien de force, mais vous n’apprécierez pas.

Se tournant sur le côté, Matt s’assit rapidement. Fixant Elijah de ses yeux pervenche, il n’en croyait pas ses oreilles. Le personnel de cet établissement l’évitait autant que possible. Niveau santé et soins médicaux, les employés assumaient leur charge et Matt recevait la part qui lui revenait. Toutefois, on lui prodiguait le strict minimum requis. Son comportement était trop ombrageux et il était violent avec ses paroles. Matt se souvenait d’être arrivé à faire pleurer deux membres des effectifs à plusieurs reprises avec des mots. Le jeune homme n’était pas fier de lui pour ça, mais il ne supportait pas la pitié qu’ils affichaient au moment où ils le voyaient. Puis, il repoussait d’office l’assistance que les infirmiers, médecins et autres intervenants lui proposaient sans cesse. Matt était persuadé que la meilleure façon de s’adapter à sa nouvelle vie était d’apprendre au plus tôt à se débrouiller seul. Au moment de retourner chez lui, personne ne serait là pour l’aider alors, autant s’y habituer dès maintenant. Puis, voilà que ce type, débordant de bonne humeur et de patience, lui offrait de partager un repas. Non. En définitive, Elijah ne lui offrait pas, il le lui ordonnait gentiment.

Elijah avait toujours ce grand sourire aux lèvres, ses prunelles scintillant de gaîté et de malice. Matt pinça la bouche, irrité.

Il pressentait que son kinésithérapeute lui préparait un mauvais coup. Le jeune homme observa son vis-à-vis.

Aujourd’hui, Matt aurait beau faire, il n’aurait pas l’avantage sur cet homme. Il était fatigué de se battre. À contrecœur, il céda et tendit une main explicite vers le fauteuil roulant, qu’Elijah s’empressa d’approcher de la table de massage.